Spinoza le philosophe laïque

22 Juin 2015

ADLPF La revue de presse militante de l'ADLPF Spinoza le philosophe laïque

 » Je me suis souvent étonné de voir des hommes qui professent la religion chrétienne, religion d’amour, de bonheur, de paix, de continence, de bonne foi, se combattre les uns les autres avec une telle violence et se poursuivre d’une haine si farouche, que c’est bien plutôt par ces traits qu’on distingue leur religion que par les caractères que je disais tout à l’heure. Car les choses en sont venues au point que personne ne peut guère plus distinguer un chrétien d’un Turc, d’un juif, d’un païen que par la forme extérieure et le vêtement, ou bien en sachant quelle église il fréquente, ou enfin qu’il est attaché à tel ou tel sentiment, et jure sur la parole de tel ou tel maître. Mais quant à la pratique de la vie, je ne vois entre eux aucune différence.

En cherchant la cause de ce mal, j’ai trouvé qu’il vient surtout de ce qu’on met les fonctions du sacerdoce, les dignités, les devoirs de l’Église au rang des avantages matériels, et que le peuple s’imagine que toute la religion est dans les honneurs qu’il rend à ses ministres. C’est ainsi que les abus sont entrés dans l’Église, et qu’on a vu les derniers des hommes animés d’une prodigieuse ambition de s’emparer du sacerdoce, le zèle de la propagation de la foi se tourner en ambition et en avarice sordide, le temple devenir un théâtre où l’on entend non pas des docteurs ecclésiastiques, mais des orateurs dont aucun ne se soucie d’instruire le peuple, mais seulement de s’en faire admirer, de le captiver en s’écartant de la doctrine commune, de lui enseigner des nouveautés et des choses extraordinaires qui le frappent d’admiration. De là les disputes, les jalousies ; et ces haines implacables que le temps ne peut effacer. Il ne faut point s’étonner, après cela, qu’il ne soit resté de l’ancienne religion que le culte extérieur (qui en vérité est moins un hommage à Dieu qu’une adulation), et que la foi ne soit plus aujourd’hui que préjugés et crédulités. Et quels préjugés, grand Dieu ? des préjugés qui changent les hommes d’êtres raisonnables en brutes, en leur ôtant le libre usage de leur jugement, le discernement du vrai et du faux, et qui semblent avoir été forgés tout exprès pour éteindre, pour étouffer le flambeau de la raison humaine. (c’est moi qui souligne).

La piété, la religion, sont devenues un amas d’absurdes mystères, et il se trouve que ceux qui méprisent le plus la raison, qui rejettent, qui repoussent l’entendement humain comme corrompu dans sa nature, sont justement, chose prodigieuse, ceux qu’on croit éclairés de la lumière divine. Mais en vérité, s’ils en avaient seulement une étincelle ils ne s’enfleraient pas de cet orgueil insensé ; ils apprendraient à honorer Dieu avec plus de prudence, et ils se feraient distinguer par des sentiments non de haine, mais d’amour ; enfin, ils ne poursuivraient pas avec tant d’animosité ceux qui ne partagent pas leurs opinions, et si en effet ce n’est pas de leur fortune, mais du salut de leurs adversaires qu’ils sont en peine, ils n’auraient pour eux que de la pitié.

J’ajoute qu’on reconnaîtrait à leur doctrine qu’ils sont véritablement éclairés de la lumière divine. Il est vrai, je l’avoue, qu’ils ont pour les profonds mystères de l’Écriture une extrême admiration ; mais je ne vois pas qu’ils aient jamais enseigné autre chose que les spéculations de Platon ou d’Aristote, et ils y ont accommodé l’Écriture, de peur sans doute de passer pour disciples des païens. Il ne leur a pas suffi de donner dans les rêveries insensées des Grecs, ils ont voulu les mettre dans la bouche des prophètes ; ce qui prouve bien qu’ils ne voient la divinité de l’Écriture qu’à la façon des gens qui rêvent ; et plus ils s’extasient sur les profondeurs de l’Écriture, plus ils témoignent que ce n’est pas de la foi qu’ils ont pour elle, mais une aveugle complaisance. Une preuve nouvelle, c’est qu’ils partent de ce principe (quand ils commencent l’explication de l’Écriture et la recherche de son vrai sens) que l’Écriture est toujours véridique et divine. Or, c’est là ce qui devrait résulter de l’examen sévère de l’Écriture bien comprise ; de façon qu’ils prennent tout d’abord pour règle de l’interprétation des livres sacrés ce que ces livres eux-mêmes nous enseigneraient beaucoup mieux que tous leurs inutiles commentaires. »

Quel est l’auteur de ce texte vigoureux et clair? Baruch Spinoza, bien sûr, dans la préface de son livre le  « Traité théologico-politique », paru anonymement en 1670 avec une fausse adresse d’éditeur car il s’agissait d’un véritable brûlot dans lequel il dénonce, avec quelle alacrité, les préjugés et les hypocrisies des théologiens et promeut la liberté de philosopher dans la Cité  tout en prétendant que cette liberté est nécessaire à la sécurité de l’État ; c’est dire si les propos faisaient tache. En effet, si une société a pour fondement un monothéisme exclusif appuyé sur des pratiques religieuses contraignantes et un clergé disposant du monopole de la pensée « correcte », alors toute exposition d’une pensée libérée appuyée sur une philosophie de la nature paraîtra non seulement blasphématoire mai aussi révolutionnaire ; rien donc pour plaire aux pouvoirs tant séculaires que religieux.   Quand il a examiné les « livres saints » pour écrire cet opus, il a choisi une méthode lumineusement simple : lire ces textes comme des textes humains, écrits par des humains pour des contemporains, et rien d’autre. L’exégèse est évacuée qui n’est évidemment pas dans sa manière car elle mène aux pires élucubrations et à de tristes défaites intellectuelles puisqu’elle échappe à la Raison. Restons simples semble dire Spinoza et évacuons tout galimatias toute obscurité volontaire ou non.

Le grand philosophe, au fil de ses œuvres,  se propose de dire  » l’être du monde « … et trouve la Nature (Deus sive Natura) , le Tout, et la Substance qui n’est pas une personne car elle n’est pas une cause créatrice distincte de son effet, elle est un tout, à la fois matériel et spirituel. Il se propose aussi d’explorer « l’être de l’homme »… et avance qu’il est un mode singulier de l’attribut Étendue en ce qu’il est et a un corps et un mode singulier de l’attribut Pensée en ce qu’il est et a un esprit. Éthique 2-XIII :  » L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, autrement dit un certain mode de l’Étendue existant en acte, et rien d’autre.  » Exit la séparation du corps et de l’âme chère à Descartes ! Il se propose enfin d’exposer l’éthique propre à poser la meilleure action, dire ce qu’est le vrai bien et les chemins qui y conduisent, avec comme objectif la progression de l’homme (l’homme doit s’élever et non s’abaisser et pour s’élever il doit se libérer de ce qui l’entrave et l’abaisse).

C’est ainsi qu’il établit le distinguo entre le droit de nature et le droit civil, autrement dit qu’il élabore une théorie du Pacte social comme convention libre et réciproque qui permet de passer intelligemment du droit de nature fait de violence, d’égoïsme et de la loi du plus fort, au droit civil où devront s’orchestrer paix, harmonie et liberté authentiques. On reconnaîtra ici sans mal un projet de démocratie laïque car l’une des clés en est de laisser chacun se former une conception de l’être et donc de refuser quelque allégeance que ce soit à une autorité doctrinale, les institutions religieuses ne devant disposer d’aucun pouvoir ni autorité sur le gouvernement de la Cité, c’est clairement formulée la laïcité de l’État. C’est la réfutation du magistère auquel prétendent les religieux, grands spécialistes de ce qu’on pourrait appeler à la fois l’impérialisme psychologique et le prosélytisme de la pensée contrainte. C’est pourquoi il faut se défendre de telles entreprises, au reste, « dans une libre République » chacun doit pouvoir penser ce qu’il veut et dire ce qu’il pense . Alors que « celui qui ne s’efforce que par affectivité de faire que les autres aiment ce qu’il aime et vivent selon sa propre constitution n’agit que par impulsion et se rend odieux par là même… » Eth IV, 37 Sc.1. Prenez-en de la graine batteurs de pavés de la Manif pour tous !

Spinoza veut un homme libre, conduit par la Raison, qui agit et embrasse les choses hors du champ religieux qui n’apporte que croyances et passions, souffrances et conflits et de plus est bien incapable d’apporter des réponses aux questions existentielles. Pour lui, à partir de sa théorie de la Nature, toute chose en dépend quant à l’essence comme quant à l’existence. Nul mystère là dedans, nul rachat (et de quoi?), nulle rétribution non plus, simplement l’homme fait partie de la Nature, il est la nature (Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition »)  et quand il meure sa substance retourne à la Substance.

Spinoza pense aussi ; Eth IV, 35, Cor 1, qu’ « il n’existe dans la Nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la raison », où il insiste sur la réciprocité des intérêts, il soutient ainsi qu’une société (la Cité pour garder le vocabulaire de l’époque) est d’autant plus performante et vivable que ses individus œuvrent au bien commun et que, utilisons en terme moderne, toute organisation qui favorise l’expression de l’altruisme améliore le fonctionnement de la Cité.

Faut-il en rajouter ? Je ne le crois pas et pour conclure dire simplement : à l’examiner, la pensée de Spinoza montre une formidable précocité par rapport à des pensées qui s’exprimeront, souvent avec moins de clarté, plus de circonspection et de prudence, aux 18ème siècle et suivants. Sa conception de la liberté, 1 Déf. VII « est le pouvoir d’être soi-même cause de son être et de ses propres actions, alors que la contrainte consiste à être et agir en étant déterminé par autre chose que soi-même » et donc se débarrasser des a priori, des dogmes, bref de tout ce qui abaisse l’homme.

Il me plait de savoir qu’un penseur de cette dimension a pu théoriser de façon si évidente le besoin de séparation des églises d’avec l’organisation et  le gouvernement de la Cité et su si vigoureusement dénoncer la nocivité des dogmatiques, de tous les dogmatiques, auxquels s’ajoutent, en nos temps agités et prétendument modernes, ceux de la théorie économique ultra-libérale.

Gilles Poulet

18 juin 2015

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