Le complotisme, un vieil outil toujours aussi efficace et toujours contraire à l’émancipation des peuples et à la démocratie.

6 Juil 2015

ADLPF La revue de presse militante de l'ADLPF Le complotisme, un vieil outil toujours aussi efficace et toujours contraire à l’émancipation des peuples et à la démocratie.

Nul ne peut nier que de tout temps se sont ourdis des complots dont l’objectif fut toujours la prise du pouvoir politique ou l’emprise d’une élite autoproclamée sur la pensée des contemporains. Les moyens mis en œuvre pour ces objectifs ne manquent pas qui vont du meurtre à la campagne d’intoxication ou de dénigrement aux prêches plus ou moins violents accompagnés de « conversions » plus ou moins sincères. Les exemples ne manquent pas : de la tunique de Nessos qui viendra à bout d’Héraclès, la mise en danger volontaire et sournoise du général Urie dont la femme était convoitée par le roi David dans la Bible, à La Journée des Dupes à Versailles, où échoua le complot de Marie de Médicis contre Richelieu et celui, réussi, contre le capitaine Dreyfus qui attendit 14 longues années sa réhabilitation et, plus près de nous, aux barbouzeries du SAC et de l’OAS et à bien d’autres encore, il est impossible de les nommer tous.

Mais qui niera de même que la fonction du complotisme (la branche opératoire de la théorie du complot) est de répandre le doute, l’angoisse et la peur dans des populations qui, ne disposant pas de toutes les informations ad hoc, sont enclines à s’en remettre à des dirigeants censés « mieux s’y connaître » qu’eux pour les protéger, quitte à abandonner de larges pans de leurs libertés. Ainsi sont montées de toutes pièces des forgeries qui sont de vraies manipulations de l’opinion.

Forgeries disons-nous. En effet, le procédé relève de la chimère et comme toute chimère, il construit son objet à partir de choses existant réellement, mais assemblées de manière mensongère, voire extravagante. La chimère est un animal fabuleux et maléfique ; celle qu’on redoutait au Moyen Âge possédait une tête et des ailes d’aigle, un corps et des pattes de lion et une queue serpentine, rien qui n’existât en effet, mais ici assemblés de façon parfaitement improbable. Le complotisme ne fonctionne pas autrement.

La théorie du complot a, en outre, des objectifs plus ou moins voulus ou/et orchestrés, il faut le reconnaître car dire le contraire serait… y entrer de plain-pied, le crétinisme et la paresse d’esprit lui prêtant souvent main forte. C’est pourquoi tout individu doté d’un esprit critique récusera le complot comme explication universelle de tout ce qui ne va pas, ou plutôt de tout ce qui ne LUI va pas : les libéraux ont vu et voient encore partout le complot communiste à l’œuvre, ceux que le libéralisme économique éreintent et tourmentent imaginent les « gnomes » de la banque internationale réunis à Davos ou ailleurs, au sein de groupes sulfureux tels la Trilatérale, fondée par Rockfeller ou le groupe de Bilderberg, ourdissant le méga complot de la super gouvernance du monde des très riches enrichis du travail du plus grand nombre. Tout cela conduit à nier les données géopolitiques et l’égoïsme naturel des individus et à créer des mirages propres à égarer un public bien assez crédule. Et pour parler d’aujourd’hui, on attribuera systématiquement tout attentat soit au pseudo EI, soit à Al-Qaïda, sans barguigner ou, faute de mieux, on jouera la petite musique du loup solitaire, bien plus anxiogène encore, comme si ces assassins-là n’étaient pas reliés au moins à des réseaux ; essayez donc de vous procurer une kalachnikov chez votre quincaillier, et en liquide, bien sûr !

Le complotisme donne le tournis ! Rien ne lui fait peur et surtout pas la taille de la ficelle : il prétendra par exemple que le sida est une création intentionnelle et malveillante du gouvernement des USA, que l’effondrement des tours jumelles est une opération de la CIA pour permettre la politique agressive de George Bush Jr., sans compter les doutes jetés sur des morts célèbres, suicide ou assassinat ? Et par, ou pour qui ? Passons.

Le complotisme se nourrit tout particulièrement de la rumeur. Dans son livre « La rumeur d’Orléans » Edgar Morin a analysé le phénomène : une rumeur étrange, la disparition de jeunes filles – forcément jeunes et belles – dans les salons d’essayage de commerçants juifs – forcément juifs – s’était répandue, sans qu’il y ait la moindre disparition avérée. Morin et son équipe de chercheurs se sont posé mille questions parmi lesquelles celles-ci : un antisémitisme jusqu’alors latent s’est-il à nouveau éveillé ? N’y a-t-il pas, dans nos cités modernes, un nouveau Moyen Age qui ne demande qu’à surgir à tout moment ? On notera que ces questions sont toujours posées et attendent toujours des réponses, lucides si possible. Ce qui nous paraît évident, c’est que ceux qui colportent ces fariboles, même si en leur for intérieur il arrive qu’ils en doutent, aiment à les répandre car elles leur donnent à la fois l’importance de « ceux qui savent » et peut de plus leur servir à nuire, il ne faut rien négliger, à discréditer des gens, des professions ou des adversaire politiques à peu de frais. C’est ainsi qu’après une nécessaire opération d’essentialisation, tous les clercs deviennent pédophiles, on y ajoutera bientôt les hommes des forces spéciales en Afrique, tous les restaurants chinois cuisinent et servent du rat (ou du chien?) et qu’aucun adversaire politique n’a de rapport sain à l’argent. Le complotiste n’instruit qu’à charge et recherche fébrilement toute information pouvant conforter sa croyance, car bien sûr, il s’agit de croyance – pourtant croire n’est pas savoir ! – ou si l’on préfère, et ce n’est pas plus gratifiant, de préjugés – ah les juifs ! – et d’a priori. Le contradictoire ne fait pas partie de la culture du complotiste qui, en revanche, adore aussi les élucubration ésotériques. Nous avons évoqué plus haut les fantasmes à propos de la Trilatérale et du groupe de Bilderberg ; il faut y ajouter les Illuminati et plus encore le complot maçonnique. Que de délicieux frissons ce dernier ne procure-t-il pas à la presse estivale, toujours aussi paresseuse, qui chaque année l’honore de son inévitable marronnier dont le lecteur curieux repérera d’année en année les mêmes arguments éculés et faiblards ! Seuls changent les noms des francs-maçons ou supposés tels livrés à l’avide curiosité du lecteur jamais vraiment blasé de ce frisson-là. Mais, si en plus de ce déjà riche filon, s’ajoute le merveilleux préfixe « judéo », alors judéo maçonnique engendre pour ainsi dire le nirvana. L’irruption de l’anti sémitisme en réjouit plus d’un sans qu’on sache ce que cette haine peut apporter de satisfaction intérieure.

Enfin, et pour en finir avec ce bref survol des mécanismes du complotisme, ajoutons, pour la joie de tous, l’espionnite qui connaît un succès jamais démenti, comme d’ailleurs l’angoisse de la « cinquième colonne », l’ennemi intérieur, grand classique des hommes au pouvoir et donc parfaitement variable et interchangeable.

Il nous reste à examiner en quoi le complotisme est utile, et à qui, ou néfaste, et pour qui ou quoi.

Il semble que le complotisme, selon le mot de Frédéric Lordon, soit d’abord le « symptôme d’une Dépossession ». En effet, jamais au grand jamais, les populations n’ont « accès à l’information, [à la] transparence des agendas politiques [voyez l’obscure négociation de TAFTA], [aux] débats publics approfondis (entendre autre chose que les indigestes bouillies servies sous ce mon par les médias de masse). ». Tenir les gens dans l’ignorance et les abreuver de demi mensonges ou de demi vérités, avec en revanche des constructions biaisées et/ou chimériques, est un moyen plusieurs fois millénaire pour les tenir loin des lieux de pouvoir et de décision et même souvent des lieux du savoir. Le réjouissant paradoxe est que, dans cette optique, s’est développée la caste redoutable des Experts et des Pros, authentiques évangélistes de la pensée dominante et vrais profiteurs, aptes à tout moment à défendre tout et son contraire ; il viennent sur le devant de la scène asséner leurs infaillibles vérités que le vulgus pecum est prié de déguster sans autre forme de procès et surtout sans recul critique. 25 siècles après Platon, qui les avait avec tant d’humour raillés et démolis sous l’appellation « sophistes », les experts sont toujours là, actifs et redoutables, partie prenante du décervelage général. Ces messieurs ne savent-ils pas que faire croire est en soi un complot ?

A y regarder de près, de tout ce qui précède, il ressort que, si l’on veut bien admettre que seule la vérité libère, le complotisme habilement utilisé participe à une anesthésie sournoise, à l’asservissement des gens et à leur mise à distance des enjeux véritables. C’est ainsi que bien exploités et soigneusement montés en épingles, des événements comme le 11-septembre, les massacres de janvier à Paris ou la folie meurtrière du coupeur de tête Yassin Salhi, une fois raccordés à d’autres, seront imputés à un ennemi convenu, qui sera, par ailleurs, trop content de se les approprier, à tort ou à raison. Ils permettent, à la toute fin, aux gouvernements la mise en place de mesures liberticides, tant publiques que privées au nom de la Sécurité, la nouvelle idole. Entendre monsieur Urvoas défendre ces mesures nous laisse songeur quant à l’idée qu’il se fait, et avec lui bien d’autres, de la démocratie. En bonne logique, nous conclurons que le complotisme, qui donne tant de frissons à ceux qui aiment à frissonner, est un instrument extrêmement efficace aux mains de qui sait s’en servir pour égarer les opinions publiques, c’est donc un instrument de domination exploitant sans vergogne l’ignorance et la peur, comme « un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles » (Platon, La République VII). Comme instrument, il ne contribue certes pas au développement de la démocratie, bien au contraire, car un démocrate peut et doit regarder toute vérité en face et ceux qui veulent la lui cacher en lui en livrant une autre biaisée et fallacieuse, doivent être vigoureusement dénoncés et combattus. Tout se passe comme si, paraphrasant Chirac : « La maison brûle! On vous prie de regarder ailleurs ». L’important n’est pas ce que vous voyez, mais ce qu’on vous donne à voir ; pas ce que vous pensez, mais ce qu’on vous donne à penser. Ces manières de procéder ouvrent le champ dangereux à des comportements a-rationnels, au repli communautaire, au racisme et à la xénophobie et escamotent bien d’autres problèmes très importants dont on ne veut pas voir les citoyens s’emparer. A l’heure de la mondialisation, les sociétés modernes ont besoin d’être ouvertes afin d’organiser et de faire fructifier leurs échanges dont on sait bien que dorénavant les caractéristiques principales sont les interactions multiples, économiques et géopolitiques entre des populations plus mobiles et diverses que jamais – phénomènes qu’on ne brisera pas de sitôt pour autant que cela soit possible ou souhaitable. Le monde est complexe et parfois compliqué, pourquoi y ajouter des difficultés controuvées ? La théorie du complot est anti démocratique.

Gilles POULET

Juillet 2015

Dernières nouvelles

5 Commentaires

  1. Yann

    Critiquer les théories du complot, ça revient à dire que toutes les versions officielles sont forcément vraies. Alors que pour savoir lesquelles le sont, il faut les étudier une par une.

    Par exemple pour l’assassinat de Kennedy, il n’y a plus grand monde pour défendre la thèse du tireur isolé.

    • Gilles Poulet

      Critiquer les théories du complot c’est faire preuve de sens critique, de circonspection et de responsabilité… on peut toujours faire amende honorable si on s’est trompé, ce que ne font jamais les complotistes. Souvenons-nous Pasqua: créer une affaire dans l’affaire et puis une autre etc. En abyme en quelque sorte. Vivre debout demande quelque effort!

  2. Yann

    Bien sûr qu’il faut faire preuve de sens critique, je dis juste qu’il faut critiquer les versions officielles autant que les théories du complot.
    Par exemple le journaliste Denis Robert a été qualifié de complotiste quand il a commencé a enquêté sur l’affaire Clearstream, et 10 ans après la justice lui a donné raison.

    Vive le sens critique !

  3. Tietie007

    Une historienne qui file la métaphore complotiste, c’est Annie Lacroix Riz …Dans son choix de la défaite, la synarchie, groupe secret démasqué dans le livre d’un fonctionnaire vichyste, Henri Chavin et par les articles de l’ultra-collabo Jean Mamy, est responsable de la défaite …

Soumettre un commentaire

 

Adhérez à l’ADLPF / Demande d’infos.

8 + 1 =