Un conte inclusif au zinc

13 Oct 2017

Au P’tit Comptoir 2

L’écriture inclusive.

Il règne une atmosphère studieuse au P’tit Comptoir. Le patron a fini de déverser sa bile matinale, tous azimuts, puisqu’il est bien entendu qu’à ses yeux rien ne va, ou plutôt  rien ne va plus, car c’était mieux avant. Philosophie de casino, ricane régulièrement ce grand dadais de Gilles, qui aime le titiller, d’autant que c’est un « bon client ».

Devant Gilles est déplié le journal du jour, qu’il consulte chaque matin en commençant par les « nécros », comme le font presque tous ses copains.

« Cette écriture inclusive est d’une laideur absolue » marmonne-t-il entre ses dents.

Qu’est-ce que tu raconte ? Interroge Roger, l’Ergoteur, en touillant distraitement son café.

Regarde ce titre ! Là. « Les écrivains.e.s français.e.s à l’honneur au Salon du Livre de la Préfecture ». C’est d’une laideur graphique confondante.

Roger se donne le temps d’une gorgée de café avant de répondre

Mmm ! Il est vrai que ce n’est pas bien joli. Mais enfin, il faut bien s’aligner sur les critères d’égalité homme-femme.

Au prix de cette lourdeur ? Pour ne pas dire de cette laideur ? Et en dépit de l’antique règle du masculin en français. Une règle qui semble être devenue la bête noire de nos féministes.

Ben, disons qu’à l’oral, c’est facile de dire, par exemple, Françaises, Français, Péquenauds, Péquenaudes et tout et tout. Il n’y a évidemment aucune lourdeur là-dedans, d’autant qu’on peut varier les formulations.

Ouais ! On peut toujours dire péquenauds, mâles et femelles, et calotins des deux sexes, au lieu de calotins, calotines ou de péquenauds, péquenaudes.

Toujours aussi vachard, le Grand Dadais.

M’enfin, est-il nécessaire de violer la règle du masculin pour complaire aux féministes, tout en enlaidissant toute la production imprimée ? Je ne le crois pas et, pour écrire moi-même parfois, je refuse de sacrifier à cette momerie, qui, j’en suis persuadé finira par disparaître, quand la mode en sera passée.

Une momerie, mon Gilou ? Je t’ai connu moins bas du front.

Françoise, jeune et belle trentenaire, habituée du P’tit Comptoir, vient de sortir de son café, de ses tartines et de son canard. La militante féministe, jusque là restée coite, monte aux créneaux.

Vous autres, les hommes, vous avez tellement de morgue et des egos si démesurés que vous ne voyez même plus les brimades et les mauvaises manières que, depuis le mythe d’Adam et Eve, vous nous faites subir ? Vous êtes indécrottables, ma parole.

22, v’là l’Amazone qui débarque, toutes griffes dehors !

Eh bien oui ! Monsieur le Bas-du-Front, sache que l’Amazone, comme tu dis, a conquis des droits et qu’elle entend les exercer pleinement. C’est pas toi qui l’en empêchera, ni personne d’ailleurs.

Je crois, intervient Roger, que vous êtes l’une et l’autre embarqués sur une mauvaise querelle. J’observe que, premièrement, à l’oral, en effet, il est facile de faire le féministe. Avez-vous remarqué, l’un et l’autre, que j’ai commencé par vous interpeller par un l’une et l’autre ? Ah!ah ! Fastoche, non ? En second lieu, je pense, pour ma part, que l’affaire ne mérite pas une telle empoignade. Gilles, tu le sais bien, Françoise, est un authentique féministe, au plein sens du terme. Nul et nulle, Hé! Hé! Encore une acrobatie verbale que même l’oreille ne peut déceler Nul donc ou nul.le ne peut le nier, mais il est dans son droit quand il dit ne pas aimer l’écriture inclusive qui, selon lui, enlaidit le rendu des textes imprimés. Et toi, Françoise, tu es aussi dans ton droit quand tu considères que cette façon d’écrire est une avancée sur le chemin de l’égalité femme-homme. Rien à redire à cela. Mais est-ce si important ? N’y a-t-il pas d’autres urgences ? Telles sont les questions.

C’est ton problème, moi j’ai tranché et tu sais dans quel sens. Mais je maintiens que j’ai raison de râler quand j’entends les balourdises de Gilles, d’habitude mieux inspiré.

Comme tu voudras, ma grande, mais il me semble que cette partie du combat féministe devrait lucidement prendre garde aux manœuvres de diversion que je subodore derrière cette affaire, savamment montée en épingle. Les médias en bruissent et en frétillent et les géniaux, forcément géniaux, littérateurs trouvent tous, micros ouverts et écrans complaisants pour en débattre.

???!!!

Eh bien ! Pendant que tu vilipendes notre ami Gilles et ses semblables, quelque peu sceptiques quant à la percée que serait cette écriture-là, pour une remarque sur l’esthétisme et non sur le fond, note-le bien, peut-être ne vois-tu pas que l’arbre te cache la forêt.  Ne penses-tu pas qu’il y a des combats plus urgents et plus fondamentaux, comme les salaires, les postes, tant dans l’économie que dans la politique, les responsabilités, la maîtrise de vos avenirs à vous les femmes, les épouses, les sœurs, les filles ? Non ?

T’as p’ête raison, Roger, mais quand même, je… Allez, ça va ! on s’prend plus la tête.

Le silence revient, seulement rompu par le remuement du sucre dans les tasses et le froissement du papier journal. Le patron hausse les épaules et sifflote :  « Moi j’essuie les verres… ».

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