La pensée molle ou la défaite de l’esprit
Nous vivons une période de mutation profonde et accélérée, la révolution numérique bouleverse bien des critères sur lesquels tant bien que mal se sont constituées nos sociétés. L’une des caractéristiques est la surabondance d’informations qui, par le fait même de cette surabondance, ne sont le plus souvent que communication pure, avec la manipulation et l’enfumage que cela implique. C’est ainsi que nous subissons deux récits dominants.
Le premier, porté par les média en appui du pouvoir, repose sur l’assertion selon laquelle la crise ne serait pas politique mais purement économique, entendez par là technique, ce qui justifie à la fois les restrictions budgétaires et l’austérité. L’urgence est donc de se serrer la ceinture et de donner ou redonner à toute chose sa valeur vénale ; la sortie de crise est à cette condition. La crise est donc bien purement technique. CQFD.
Le second récit, très classique lui aussi, expose que les mesures d’austérité ne sont qu’un outil supplémentaire entre les mains du capital mondialisé, dorénavant déconnecté de l’économie réelle, i.e. de celle qui produit richesses et plus-values par l’action plutôt que par la spéculation sur les actions, pour démanteler ce qui reste de l’État providence avec ses systèmes de protection sociale, de santé, scolaires et universitaires, en bref de tout ce qui ne rentre pas dans le champs de la marchandisation.
Ces deux récits qui se répondent en miroir, même s’ils comportent quelques éléments de vérité, sont erronés parce qu’ils sont le fruit du dualisme idéologique qui a fait tant de dégâts et depuis si longtemps. Les pensées exclusives sont tout sauf fécondes. Tôt ou tard, il faudra bien accepter de penser la complexité du monde et de penser A et B ensemble plutôt que séparément.
Changer de perspective et penser le monde autrement est le défi de notre époque. Si nous restons dans le cadre indépassable, comme ils disent, du capitalisme mondialisé, nous n’aurons d’autre choix que d’accepter les sacrifices imposés par les organismes internationaux à la légitimité douteuse, mais vrais porteurs de la doxa ultra libérale. La désastre financier des années 2008/2012, déclenché par le système lui-même, a conduit aux énormes déficits budgétaires actuels en partie à cause des milliards consacrés au sauvetage des banques décrites comme trop grosses pour faillir. La lucidité conduit à prendre en compte et à expliquer encore et encore que la crise économique est d’abord une crise politique, quelle n’a rien de naturel car le système actuel, qui résulte de décisions intrinsèquement politiques, a sa logique interne au point qu’on ne peut le culbuter sans déclencher des réactions en chaîne qui pourraient être de terrible effet. C’est d’ailleurs en quoi constitue la meilleurs protection de ce système inique : la peur des conséquences d’un changement de pied et la menace du dépassement de l’indépassable horizon.
Alors que faire ? A vos neurones camarades! En tout cas il ne faut sans doute pas rester éternellement dans le cadre libéral-démocratique qui, s’il offre ponctuellement des alternances entre la Peste Scylla et le Choléra Charybde, n’offre aucune alternative sérieuse, on le constate quotidiennement. Réformer n’est plus qu’un vain slogan car, comme disait Lampedusa dans son roman « Le Guépard » : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Bref, il faut changer de cadre si l’on veut vraiment sortir des crises autrement qu’en reproduisant ad vitam aeternam la même chaîne causale : accumulation/crise/austérité et serrage de vis/accumulation… etc.
La sortie passe à coup sûr par une refonte de la démocratie.
Ici, on peut poser le constat suivant : une démocratie politique qui ne repose pas sur une démocratie économique ne sert pas à grand chose – elle rate son objet qui est le bonheur des peuples – dans la mesure ou la démocratie est de fait la proie d’un marché mondialisé triomphant jusqu’à l’obscénité de la souffrance imposée aux peuples en plus de cette autre qu’est la destruction de la culture devenue moyen de domination et d’asservissement à travers la massification réductrice et le décervelage de l’entertainment. Les paillettes berlusconiennes, les pitreries zemouriennes !
La question centrale est depuis toujours la question du pouvoir, ce qui amène à poser ceci qui ne peut être éludé : qui le détient ? comment l’a-t-il obtenu ? quel usage en fait-il ? quelles sont les méthodes qu’il emploie ? et quelles sont ses ambitions ? Qui niera que répondre à ces questions est se mettre nolens volens en quête d’une authentique démocratie.
En effet, cela passe par l’analyse et la prise de conscience, mais aussi par la lutte contre l’abdication civique, vraie aubaine pour les pouvoirs modernes qui donnent dans la « soft violence ». C’est qu’en réalité, lorsque l’on vote, techniquement nous transférons à d’autres – autoproclamés professionnels de la politique – et sans aucune contre partie autre que des promesses aussitôt oubliées , la parcelle de pouvoir que nous possédons de plein droit en tant que citoyens membres de la communauté nationale. Nous installons ainsi au pouvoir des gens convaincus de la fatalité des temps – on a tout essayé, F Mitterrand -, et leur fournissons un beau jouet dont ils ne savent que faire enfermés qu’ils sont dans la toile libérale qu’ils proclament seule option possible : « there is no alternative », chère madame Thatcher ! Aujourd’hui, force est de constater que le marché mondialisé est l’instrument privilégié de l’unique pouvoir digne de ce nom : le pouvoir économique et financier, lequel n’est pas démocratique puisqu’il n’est l’élu de personne, qu’il est détenu par des gens sans légitimité réelle, et qu’enfin son objectif n’est évidemment pas le bonheur des peuples, mais leur transformation en conglomérat de consommateurs béats, passifs et apolitiques, si possible.
La démocratie inventée en Europe à partir du 18ème siècle et qui a beaucoup évolué, est en train de s’effondrer sur elle-même en un collapsus qui la mène à sa propre négation, rongée par la perte de toute morale universelle et livrée à la cupidité prédatrice de forces transnationales désormais hors de tout contrôle démocratique. Ces forces sont les vraies détentrices du pouvoir et elles n’ont nullement l’intention de le rendre aux peuples. Voilà le combat qui nous attend. Raffermissons notre pensée, ramenons là à l’analyse et à la créativité.
Voilà le chantier et souvenons nous qu’une démocratie qui ne s’autocritique pas se condamne à la paralysie et au déclin.
Gilles Poulet
Octobre 2014
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1 Commentaire
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Oui mais il faut aussi critiquer la critique de la démocratie (voir l’ouvrage remarquable de D Schnapper, "L’esprit démocratique des lois").
En outre, face à ce transnational non régulé, le renouveau que l’on peut souhaiter ne passera pas par une VI République qui se limiterait à un exercice de mécano institutionnel comme beaucoup le proposent.
Il faut s’attaquer à la question des principes et des droits fondamentaux qu’il faudra savoir enrichir et renouveler, comme on a su le faire en France en 1946. Il nous faut en contaminer le Monde, mais pour cela faudrait il encore que nous y croyions nous même… engagés que nous sommes sur la pente funeste du repli sur soi individuel et collectif !