Enseignement du français
Réponse aux propos nostalgiquement réactionnaires d’Hélène Carrère d’Encausse sur l’enseignement du français, dans « Le Point » du 19 décembre
L’hebdomadaire « Le Point » du jeudi 19 décembre 2013 donne des extraits d’un discours prononcé le 5 décembre par « le secrétaire perpétuel de l’Académie française », Hélène Carrère d’Encausse, sous le titre « A la reconquête de la langue française » ; »une charge contre notre système éducatif ». A ses plaintes réactionnaires sur les magnificences perdues (à l’école) de notre sublime langue française, enveloppées de flagrantes contre-vérités, je me permets, modestement, d’opposer ces quelques remarques.
La langue française, accompagnée de sa littérature, est magnifique, et « je suis la première » (expression convenue…), comme philosophe et écrivaine française, à la goûter et à la célébrer, pour ma part.
Les langues espagnole, italienne, portugaise, arabe, anglaise (que je pratique peu ou prou), allemande, russe, grecque, turque, chinoise, japonaise, etc., enveloppées de leur propre littérature, sont magnifiques aussi. Préférence, excellence ? C’est selon. Madame de La Fayette n’est pas forcément l’aune de Toute littérature. Elle l’est autant, ni plus ni moins, que Shakespeare, Virginia Woolf, Cervantes, Goliarda Sapienza, Pessoa, Layla Baalbaki, Haruki Murakami…
Le phénomène « pop » touche aujourd’hui TOUTES les langues vivantes. Encore heureux pour elles !
Il ne signifie pas, bien au contraire, que les peuples aient perdul’état – regretté – où « la langue du roi (était) devenue la langue de la nation ». Royale tristesse ! Pas étonnant que ces propos fielleux viennent « du Secrétaire perpétuel de l’Académie française », qui n’a pas encore intégré, semble-t-il, la règle nouvelle de la féminisation des noms de métier.
Originaire d’une minuscule île bretonne – Groix, Morbihan – , où la langue, il y a un demi-siècle – du reste… « charmante » … hum… en son genre, mais pas forcément audibleà unacadémicien – , a évolué d’une façon tout à fait inattendue (résultat, précisément, de l’enseignement dispensé à l’école, et de la culture télévisuelle) ; originaire, donc, de ce bout du monde, je mesure combien, dans ce laps de temps incriminé de cinquante ans, le « parler local » de ces Français périphériques s’est approché de la soi-disant « langue du roi » ! Sidérant ! A Groix aujourd’hui, tout un chacun et chacune, hormis quelques très très vieilles veuves et quelques très vieux loups de mer, « parle pointu ». Le parle, le lit et l’écrit. On prouverait aisément qu’il en va ainsi, non seulement dans maintes localités bretonnes de la Côte ou de la Terre, dans leurs voisines normandes ou vendéennes, mais encore dans les bourgs et campagnes de Picardie, d’Alsace, de Provence, de Gascogne, etc. Je conseille à Madame Le secrétaire perpétuel de l’Académie française, pour s’en assurer, de lire le remarquable et savant ouvrage de Pierre Encrevé (éminent linguiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales) et Michel Braudeau (rédacteur en chef de la NRF) : Conversation sur la langue française, Gallimard 2007. Elle y découvrira, entre autres, que la langue française, bien moins ancienne sur le territoire de notre actuelle République que le breton et le basque, n’a, au mieux, que dix siècles d’histoire, qu’elle est à peine lisible pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, à partir du XVIè siècle – mais qu’elle est parlée comme jamais précédemment, de nos jours, sur ce même territoire, et bien au-delà.
Les « exercices » proposés en cours de français, que « l’académicien » traîne dans la boue (par exemple : « réécrire un chapitre de La princesse de Clèves dans le style d’un journaliste people »), sont suprêmement intelligents. Ils postulent au moins que l’élève est appelé à comprendre ce qu’il lit, ce qu’il apprend. Ce n’est pas toujours le cas.
Souvenir en Haïti : une fillette amie de 14 ans tentait d’apprendre par cœur ce poème de Victor Hugo : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne… » Impossible de l’ « imprimer ». Je lui ai demandé : mais qu’est-ce que c’est, pour toi, « l’heure où blanchit la campagne ? » En Haïti, à Port-au-Prince, rien. Je lui ai expliqué tranquillement, lui ai fait un tableau presque impressionniste : Monet, les brumes normandes du matin, la campagne frissonnante. Stupéfaite, la jeune fille m’a dit « d’accord, maintenant je comprends ». Et m’a récité sans faute son poème.
L' »Académicien » semble ignorer ce que tous ses autres Collègues nommaient avec bonheur « les niveaux de langue ». Quand je passe un moment avec des ados, je parle facilement leur langue. Avec des bambins aussi. Avec des vendeurs de chez Conforama ou Séphora, pareil. Avec, mettons, mes amis espagnols, portugais, italiens ou franco-libanais, nous ne peinons guère à trouver un joyeux vecteur de communication. Cela ne m’empêche en aucune manière de poursuivre, en le savourant, le poème hugolien : « …Vois-tu, je sais que tu m’attends. / … Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe, / ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, / Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe / un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur ».
La première fois que nous avions récité ce poème à l’école, à Paris, il y a plus de soixante ans, une fillette de la classe avait dit (rire époumoné de l’institutrice) : « un bouquet de chou vert et de gruyère en fleur ». C’étaient ses références à elle, fille de marchands-de-quatre-saisons que je fréquentais dans mon quartier du XIVè arrondissement. Je l’avais embrassée pour la consoler.
Les langues sont les choses les plus festives du monde. Jouons avec elles, ne les codifions pas à la baguette, laissons-les dessiner, pour notre ravissement, toutes leurs fleurs, moirures et contorsions : meilleur moyen d’en finir avec l’illettrisme dans la jubilation, et sans répression.
Séverine Auffret
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2 Commentaires
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Quoique Comtois de naissance, Alsacien et Lorrain d’origine, Borguignon d’éducation, et naguère, professeur de Lettres Classiques, j’aurais presque pu écrire ce texte, dans lequel je reconnais
mes idées et nombre de mes expériences. Dommage que l’Académie, et son masculin secrétaire, ne se renouvellent que par cooptation.
Merci Séverine pour cette réponse, son grand âge ne lui permet pas de remettre en cause notre enseignement, elle se trompe de siècle.